Ex-tracés
Performance marchée de Ridha DHIB : 5232 km en 160 étapes sur les traces des réfugiés, du 15 mars au 26 août 2022.
9 juin 2020 — Étape N°85 : Gostimë - Gramsh (Albanie)
9 juin 2020 — Étape N°85 : Gostimë - Gramsh (Albanie)
Quand je suis parti de Gostimë à 7h16 du matin, j’ignorais totalement que cette 85ᵉ étape de mon périple vers Mardin me réserverait autant de surprises. La pluie presque tropicale qui m’a surpris au départ, l’incroyable hospitalité des habitants et l’atmosphère singulière d’un pays que je découvrais pas à pas. C’est dans ce décor qu’ont pris vie des rencontres inattendues, des moments de partage autour de l’eau-de-vie locale et des réflexions sur la peur, la générosité et la force des liens qui se tissent en chemin.
Lorsque j’ai quitté Gostimë en fin de matinée, le ciel s’était chargé de nuages lourds et la pluie est rapidement tombée. Cela faisait des jours que je n’avais pas affronté la moindre averse, et cette brusque ondée, à la fois rafraîchissante et persistante, m’a rappelé une drôle de sensation que j’ai comparée à une “Tahiti Douche”, clin d’œil à une référence publicitaire ancienne. Malgré cette météo capricieuse, j’ai démarré la marche avec le sourire, curieux de ce que cette journée pourrait encore m’apporter.
La veille au soir, j’avais déjà vécu un moment assez unique : à la recherche d’un endroit pour faire une pause, je m’étais retrouvé dans un petit café isolé, attablé avec un Albanais au sourire communicatif. Sans trop savoir comment, la discussion s’était engagée, mêlant gestes, bribes d’anglais et fou rire partagé. J’ai alors découvert la fameuse eau-de-vie locale, le “raki”, servie avec une telle générosité que j’ai dû faire preuve d’une certaine prudence pour continuer ma route. La convivialité de ce moment m’a rapidement fait oublier la barrière de la langue et la fatigue accumulée.
Ce soir-là, j’avais repéré un établissement nommé “Hôtel Bora” pour y passer la nuit. Sur place, j’ai vite réalisé qu’il ne s’agissait pas d’un vrai hôtel, mais plutôt d’une ferme accueillante dont le propriétaire avait choisi un nom fantaisiste pour se référencer en ligne. Ce quiproquo m’a fait sourire : après avoir cherché en vain dans le village, des habitants rigolant de ma demande m’ont gentiment dirigé vers un bar d’où le fermier est finalement venu me récupérer. Cette anecdote illustre à merveille la sincérité et la spontanéité des échanges en Albanie, où tout se règle souvent par le bouche-à-oreille et le sens inné de l’hospitalité.
Vers la mi-journée, sur la route de Gramsh, j’ai décidé de faire halte dans un petit bar-restaurant nommé LUNDRO, qui offre une vue imprenable sur un lac. Le temps était redevenu orageux, alors je me suis abrité sous la terrasse. C’est là que j’ai fait la connaissance de trois jeunes Albanais, chacun issu d’une confession religieuse différente. Nous avons discuté autour d’un verre de raki, symbole d’une convivialité simple et sincère. Leurs croyances variées n’entamaient en rien leur profonde complicité, illustrant la cohabitation pacifique que j’observais dans ce pays.
Pour le repas, on m’a proposé un plat présenté comme “l’oiseau du village frit”. Sans oser demander de quelle volaille il s’agissait, je l’ai trouvé délicieux. Une fois rassasié, j’ai offert les restes aux chiens et aux poules qui rodaient autour, ajoutant ainsi un nouveau geste de partage. Puis, selon mon rituel quotidien, j’ai inscrit un passage de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés — cette fois-ci le 85ᵉ — directement sur la nappe ornée de motifs d’olives. Ce geste artistique et militant rappelait la fragilité du voyage, la solidarité rencontrée sur la route et l’importance de ne jamais oublier ceux qui, ailleurs, traversent ces mêmes chemins dans des conditions bien plus précaires.
Lorsque l’orage a redoublé d’intensité, je me suis senti profondément reconnaissant de l’accueil chaleureux reçu en ces lieux. Malgré la grisaille du ciel, l’ambiance fraternelle contrastait avec la rudesse du climat et m’a donné la force de poursuivre ma route.
Au fil de la journée, j’ai une nouvelle fois été frappé par la gentillesse et l’ouverture des Albanais. Leur pays, longtemps resté à l’écart, développe aujourd’hui un tourisme naissant auquel ils semblent adhérer avec une fraîcheur et une curiosité touchantes. Cela me fait réfléchir à la manière dont nous, voyageurs, pouvons parfois projeter nos propres attentes sur des cultures “exotiques”. J’ai aussi repensé à la peur : cet instinct qui, si nous ne la questionnons pas, risque de nous empêcher d’aller vers l’autre et de découvrir des réalités qui viennent contredire nos idées préconçues. Sur cette route des Balkans, j’apprends chaque jour à confronter mes craintes et à accueillir l’inconnu, avec pour seul guide ma soif de rencontres sincères.
À l’issue de cette 85ᵉ étape entre Gostimë et Gramsh, j’ai ressenti un profond sentiment de gratitude. Gratitude pour la pluie qui m’a offert un répit dans la chaleur, pour les moments partagés autour d’un verre de raki, pour la confiance spontanée des habitants qui m’ont aidé à trouver un hébergement, et pour cette paisible halte au bord du lac où j’ai pu prolonger ma démarche artistique en inscrivant un passage de la Convention de Genève.
Poursuivre ainsi mon chemin à travers les Balkans me confronte à mes certitudes et m’en fait sans cesse découvrir de nouvelles. Chaque journée apporte son lot de surprises, de questionnements et de beauté, et me rappelle l’essentiel : avancer, un pas après l’autre, dans l’écoute et la bienveillance, pour tisser du lien et donner sens à ce long périple jusqu’à Mardin.
RD