Performance marchée réalisée par Ridha Dhib : Paris à Saint-Jacques-de-Compostelle, couvrant 1880 km du 7 mai au 16 juillet 2014.
Du 7 mai au 16 juillet 2014, j’ai réalisé « Je suis tracé, donc je trace », une performance marchée sur 1880 km, de Paris à Saint-Jacques de Compostelle, mêlant marche, cartographie et création artistique. Je traçais mon parcours grâce à des outils de géolocalisation et, à chaque étape, je déposais une « mérelle » façonnée au pistolet à colle, d’abord greffée sur mon bourdon de pèlerin, puis offerte ou laissée sur le bord du chemin (ou dans des lieux symboliques). À travers ce projet, je questionnais notre rapport au territoire, à la mémoire et à l’empreinte que nous laissons, tout en associant l’archaïsme de la marche à l’ultra-connectivité du monde contemporain.
Photo prise par Ridha Dhib le 3 juin 2014 à 7h18 dans le Parc naturel régional des Landes de Gascogne. Montre un chemin rural embrumé au lever du jour, avec la Mérelle N°27, une œuvre en pistolet à colle, installée sur un bâton de pèlerin au premier plan. Cette photo fait partie de la performance marchée 'Paris à Saint-Jacques-de-Compostelle', couvrant 1880 km du 7 mai au 16 juillet 2014.
Comme je ne peux plus me déconnecter, je dois marcher. Éprouver l’archaïsme et la simplicité de la marche dans son dépouillement et sa répétition obstinée. « Mettre un pied devant l’autre. » Tracer une ligne d’errance. Activer mon corps et le mettre à contribution, dans la production et l’irrigation d’une « carte-soi ». Je me déleste, je me projette et je m'atomise territorialement :
« D'abord va à ta première plante et là observe attentivement comment s'écoule l'eau de ruissellement à partir de ce point. La pluie a dû transporter les graines au loin. Suis les rigoles que l'eau a creusées, ainsi tu connaîtras la direction de l'écoulement. Cherche alors la plante qui, dans cette direction, se trouve la plus éloignée de la tienne. Toutes celles qui poussent entre ces deux-là sont à toi. Plus tard, lorsque ces dernières sèmeront à leur tour leurs graines, tu pourras, en suivant le cours des eaux à partir de chacune de ces plantes, accroître ton territoire. »[1]
Cette image représente la Crédencial utilisée par Ridha Dhib lors de sa performance marchée Paris à Saint-Jacques-de-Compostelle, un périple de 1880 km réalisé du 7 mai au 16 juillet 2014. Ce document, tamponné à chaque étape traversée (couvents, mairies, albergues, etc.), atteste du chemin parcouru et témoigne de l'authenticité du pèlerinage. Chaque tampon porte l'identité du lieu visité, faisant de cette Crédencial un objet symbolique, retraçant les rencontres et les territoires explorés au cours de cette aventure artistique et spirituelle.
Corps support et relais d'inscriptions, filant en cheminant. En marchant connecté au réseau, je suis le traceur tracé : mes empreintes numériques sont distribuées et « fossilisées » sur une carte publique. Je deviens donc « marcheur public », générateur et pollinisateur de ma propre « archéologie numérique ». Corps veillé, corps en éveil. Cheminer connecté, c'est déployer son corps avec ses potentialités numériques, dynamiques et polyphoniques. C’est se déplacer à plusieurs, se mouvoir en tant que monde, à la rencontre d'autres mondes. J’avance donc, couronné, irrigué d'une constellation numérique.
Je suis happé dans une performance collective et continue. L'impression d’un motif, dans l'espace et dans le temps : les pieds sans cesse, modulant et modelant un chemin. Cadence humaine. Emprunter un chemin de pèlerins suppose la conjugaison et la synchronisation de mon rythme avec et en fonction des étapes parcourues. Parcourir un chemin, c'est aussi le surcoder. En choisissant de marcher sur le chemin de Compostelle, je consens à m'inscrire dans une matière commune. Une matrice de désirs hétérogènes. Je suis pris dans un flux de mémoires coulant le long du chemin. Un flux de matière-temps. Je parcours une ligne signée et tracée, participe au tressage et à la réactualisation d’une œuvre collective. Marcher sur, dans et avec un chemin. Un chemin chargé de désirs, de croyances et d’actions... Une ritournelle de trames humaines.
Cette carte illustre le parcours réalisé de Paris à Saint-Jacques-de-Compostelle entre le 7 mai et le 16 juillet 2014, couvrant 1880 km. Chaque marqueur sur la carte symbolise une étape où une « Mérelle » a été façonnée à l’aide d’un pistolet à colle, puis portée comme un étendard avant d’être offerte ou déposée à l’étape suivante. Ces Mérelles, réalisées avec une matière chaude, transparente et visqueuse, impriment le mouvement du geste et intègrent la terre du lieu, créant des traces uniques. La carte retrace ainsi un dialogue entre le corps, le territoire et la mémoire.
Au départ de Paris, réaliser une mérelle[2] et la porter comme étendard, pour enfin s'en délester sous forme d’offrande à l'étape suivante. Et cela jusqu'à Saint-Jacques de Compostelle. Traces, relais sur le parcours. En effet, il s'agit de faire émerger une mérelle au départ de chaque étape. La faire à l’aide d’un pistolet à colle, générateur d'une matière chaude, transparente et visqueuse, et par le mouvement de la main qui dessine, plie et fronce la matière à même la terre, de telle sorte qu’elle puisse épouser la concavité du creuset terreux. Il y a corrélation entre la vitesse du geste, la viscosité de la matière et la variété de lignes tramées. C'est une empreinte volumique et transparente, constellée de particules de terre. Une matière signée.
L'empreinte devenue mérelle est agencée avec le bourdon[3], elle est greffée de telle sorte qu'elle en devient un étendard. Le dispositif sera porté et revendiqué comme tel jusqu'à l'étape suivante. Là, la mérelle sera « dégreffée ». Et, en fonction des rencontres, des circonstances inhérentes à l'étape, elle sera offerte, déposée ou accrochée dans un lieu comme indice de passage en résonance avec le chemin de Compostelle. À l’aide d'une application de géolocalisation, elle est baptisée et assignée à un « lieu » sur une carte virtuelle, documentée et contextualisée. Maintenant, la mérelle est « identi-fiable ». Elle est archivée. Ce processus se réitérera d'une étape à l'autre, jusqu'à Saint-Jacques de Compostelle.
« C'est en même temps que j'aime une couleur, et que j'en fais mon étendard ou ma pancarte. On met sa signature sur un objet comme on plante son drapeau sur une terre. »[4]
Cette photo, intitulée "Selfie y concha en @alberguellanes", a été prise le 26 juin 2014 à 18h37 dans le cadre de la performance marchée Paris à Saint-Jacques-de-Compostelle réalisée par Ridha Dhib. À l’étape de l'Albergue Llanes, Ridha Dhib est entouré de personnes rencontrées sur le chemin : une jeune femme pèlerine de Compostelle à sa droite, la cuisinière accueillante et chaleureuse de l'auberge derrière lui, et à sa gauche, le patron de l'auberge. La Mérelle N°50, visible dans la main de la jeune femme, symbolise l’empreinte artistique et spirituelle laissée à chaque étape.
Sur le chemin, l'étendard, comme signature dans le paysage, s'agence à son tour dans un dispositif de prise d'images. Il s'agit de prélever des images dans le paysage avec un smartphone, outil entre autres de captures et de traçage, d'une part, et l'étendard transformé en sceau, d'autre part. Créer en quelque sorte des « signatures-paysages » bornant et rythmant le parcours. Des « cartes-paysages », postées et distribuées sur la toile. Pour enfin muter en « papillons numériques » épinglés sur une carte virtuelle. Empreintes d'un territoire en devenir. Signer le paysage et habiter le nuage.
« Là où je mets mes pieds, là est ma patrie. »
Faire carte, c'est aussi construire des « paysages GPS ». Le GPS trace le corps qui, à son tour, trace une ligne de fuite. La géolocalisation est un ajustement permanent entre la carte et le territoire, avec le corps comme intercesseur. C'est un devenir pinceau du corps, traçant et fuyant... Corps parcourant des étendues à la conquête de son propre paysage. Paysage « techno-graphique ». Un corps cartographe, créateur d’un « chez soi » en marchant, où la carte et le territoire deviennent les deux faces d'une même pièce. « S’atelier » et cartographier une ligne de vie en marchant.
Ridha Dhib, 15 avril 2014
[1] Carlos Castaneda, L'herbe du diable et la petite fumée
[2] Mérelle : nom donné à la coquille Saint-Jacques que portait le pèlerin se rendant à Saint-Jacques de Compostelle
[3] Bourdon : nom donné au bâton du pèlerin
[4] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux
Les « papillons numériques » capturés sur le chemin sont par ici ☞