L'avènement des intelligences artificielles génératives ouvre des horizons créatifs inédits, tout en complexifiant radicalement notre rapport à l'authenticité de l'image. Si ces IA, empires de la statistique, peuvent produire des visuels par corrélation avec une vraisemblance stupéfiante, la question de leur ancrage dans le réel se pose avec une nouvelle acuité. Leur virtuosité repose sur une simulation sans expérience, une "cécité sémantique" qui ignore les liens de cause à effet du monde vécu.
Ce selfie augmenté, capturé par Ridha Dhib au Col du Corobin le dimanche 2 juin 2019, est un fragment de la performance artistique 'Hor-I-zons' (Étape N° 32 : Domaine de la Clappe - Castellane). En partenariat avec l’Institut français de Tunisie, cette marche performative incarnait un 'trait d’union' symbolique reliant l'atelier parisien de l'artiste au Sahel tunisien, une démarche reflétant également son identité franco-tunisienne. À l'aide d'une application boussole en réalité augmentée pointant invariablement vers Sousse – sa ville natale distante ici de 981 km comme l'indiquent les données superposées – chaque étape donnait lieu à une 'carte postale' photographique. Envoyées quotidiennement, ces images ont tissé, de part et d'autre de la Méditerranée, la 'ligne d’Hor-I-zons', carottage poétique d'horizons en progression.
On pouvait penser que la capture d'une image enrichie de données de réalité augmentée – coordonnées GPS, date, heure – constituait une preuve irréfutable de présence. Mais cette "attestation objective" est désormais à la portée d'un robot ou d'un drone. Une machine peut certifier la position de son capteur, mais elle ne certifie qu'un processus mécanique. Dès lors, où se niche la spécificité de la trace humaine, au-delà de la simple donnée ?
Face à cette capacité des machines à simuler la preuve, la simple inscription de données ne suffit plus. C'est ici qu'émerge une proposition plus exigeante, plus intime : celle du "selfie augmenté". L'idée est que pour qu'une image atteste non seulement d'un lieu, mais surtout d'une expérience, celui qui en est à l'origine doit s'inscrire visiblement dans le cadre.
Le selfie augmenté transcende ainsi la preuve de localisation. Il devient la signature d'une agentivité, d'une présence subjective et incarnée. En s'incluant, l'artiste ne se contente pas d'enregistrer passivement un environnement ; il atteste de son interaction consciente, de son état "en situation". Il établit un lien causal et existentiel entre son corps, son regard et la scène, ancrant le signe dans la chair du réel. Il devient cet index pointant non plus vers le lieu, mais vers l'agent conscient et son "regard singulier".
Le selfie augmenté transcende la simple preuve de localisation. Il devient une signature de la présence humaine subjective et incarnée.
Qu'en serait-il si une IA réalisait un "selfie" ? Elle ne ferait qu'attester de sa nature de machine. Si, plus subtilement, elle générait l'image d'un humain fictif, nous basculerions dans la pure contrefaçon d'humanité. Ce serait le résultat d'un "perroquet stochastique", une performance technique vide de toute intentionnalité originelle, de toute histoire personnelle.
Pour le plasticien marcheur, dont l'œuvre se nourrit de l'empreinte du corps, cette démarche devient un acte performatif d'une grande portée, un véritable "dispositif de distanciation" face à l'abstraction algorithmique. Chaque image devient une micro-narration où l'artiste est à la fois observateur, acteur et garant de l'authenticité, réaffirmant sa place face à une potentielle "seconde mort de l'auteur".
C'est une invitation à certifier non seulement le lieu, mais surtout le lien, l'interaction vivante entre l'humain et son environnement.
En définitive, alors que les IA nous poussent à redéfinir la création, l'exigence du selfie augmenté constitue bien un "dernier retranchement". Non comme une limite technologique, mais comme l'affirmation philosophique d'une spécificité : celle d'une conscience incarnée qui laisse la trace vérifiable de son passage. C'est une invitation à certifier non seulement le lieu, mais surtout le lien — l'interaction vivante et irréductible entre un humain et le monde.
Ridha DHIB, juin 2025