Ex-tracés
Performance marchée de Ridha DHIB : 5232 km sur les traces des réfugiés...
15 mars - 26 août 2022
15 mars - 26 août 2022
Quand j’ai quitté Tirana ce matin-là, à 5 heures, l’air était lourd et étouffant, presque immobile dans cette cuvette montagneuse qui me rappelait Grenoble. La chaleur pesait déjà, mais je savais que l’étape à venir serait un véritable défi : plus de 40 kilomètres, 1000 mètres de dénivelé, et une montée ininterrompue jusqu’à 1100 mètres d’altitude.
La sortie de Tirana, au cœur de ses extensions urbaines chaotiques, a révélé une ville oscillant entre grandeur et désolation. Des trottoirs fissurés jouxtaient des restaurants luxueux où se pavanaient les élites locales, un contraste frappant avec les petites échoppes et les étals improvisés où l’on vendait quelques oignons ou salades. Tout autour, des chiens errants, perdus, me suivaient parfois brièvement, cherchant peut-être une compagnie éphémère.
Une fois sorti de la ville, le paysage s’est ouvert sur un arrière-pays sauvage et minéral. Les premières heures de marche étaient agréables, la fraîcheur matinale adoucissant l’effort. Mais à mesure que la pente se raidissait, la rudesse du chemin se faisait sentir. La montée semblait interminable, les lacets de la piste de montagne serpentant sans fin. Chaque virage promettait d’atteindre le sommet, mais n’offrait qu’une nouvelle ascension. C’était comme un supplice chinois, un jeu cruel entre espoir et déception.
Cette photo, prise par Ridha Dhib le 6 juin 2022 à 6h48 du matin dans la banlieue de Tirana, documente un instant brut de sa performance Ex-Tracés. On y aperçoit une petite carcasse d’animal, probablement une martre ou une fouine, reposant sur un morceau de carton sous une barrière métallique le long d’une route. L’environnement témoigne de l’abandon et de la rudesse de cette périphérie urbaine : un trottoir endommagé, des détritus épars et une végétation envahissante.
Cette scène, à la fois banale et marquante, incarne l’entrelacement de la vie et de la mort dans les marges des territoires traversés. Elle reflète l’expérience viscérale de cette étape, entre la montée harassante vers Mollagjesh et les observations des petits détails qui jalonnent la route.
Cette photo, prise par Ridha Dhib le 6 juin 2022 à 5h46 du matin, capture un moment clé de l’étape 82 de sa performance Ex-Tracés. Elle illustre la sortie de Tirana, marquée par un panneau de signalisation bilingue indiquant "Rruga Kuvajt" en albanais et en arabe, avec les drapeaux de l’Albanie et du Koweït visibles en haut du panneau. La route bordée d’arbres et d’un mur en pierre donne une impression de calme matinal, tandis que le trottoir légèrement incliné témoigne du début d’une montée qui caractérise cette journée de marche. L’atmosphère est paisible, avec un ciel légèrement nuageux, typique des premières heures d’un jour d’été.
Cette scène symbolise le contraste entre l’urbanité de Tirana et la nature environnante, tout en rappelant le caractère multiculturel de la région à travers l’inscription bilingue.
Vers le milieu de l’étape, la chaleur est devenue écrasante, atteignant 34 degrés. Mon eau s’épuisait rapidement, et le sol rocailleux mettait mes pieds à rude épreuve. J’ai dû puiser dans mes dernières ressources pour maintenir le cap, un pas après l’autre. Ce défi physique et mental m’a rappelé pourquoi j’aimais autant ces moments de sollicitation intense : ils ouvrent l’esprit, éveillent les sens, et réaffirment la beauté brute du dépassement de soi.
La descente, bien qu’annonçant une délivrance, n’en était pas moins exigeante. Mes jambes, fatiguées par l’effort de la montée, peinaient à supporter les chocs sur le terrain accidenté. Mais le calme et la solitude des montagnes offraient un contraste saisissant avec l’agitation de la veille. Ici, loin de tout, je ressentais une connexion intime avec la nature, un ancrage profond dans l’instant présent.
82e passage de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés inscrit en braille avec des pierres au sol à Mollagjesh en Albanie. Ici précisément : 41°13'07.9"N 20°02'24.2"E. Est écrit : « uvelle nationalité et jou… ».
Un souvenir absurde et marquant de cette journée me revient : en quittant Tirana, j’ai croisé un mendiant singulier, assis sur un trottoir avec une ombrelle et un bonnet d’hiver. Il m’a interpellé pour me demander ma casquette, prétendant qu’il n’avait rien pour se protéger. Son incongruité m’a fait sourire malgré la fatigue.
Enfin, en approchant de Mollagjesh, mes pensées se sont recentrées sur un désir simple : de l’eau glacée pour apaiser ma soif et rafraîchir mon esprit. Malgré l’épuisement, je gardais en tête cette vérité fondamentale : « La beauté est devant nous, nous marchons. La beauté est derrière nous, nous marchons toujours. »
Cette étape, l’une des plus ardues de mon périple, restera gravée dans ma mémoire comme une leçon de résilience face à l’effort et une célébration de la nature dans sa splendeur brute.
RD