28 juillet 2022 | 40 km parcourus | Plus de 4200 km depuis Paris
Quand je me suis levé ce matin-là, le soleil n’avait pas encore gagné le ciel. Il était un peu plus de 5h, et déjà mes pas s’élançaient sur l’asphalte tiède de la voie rapide, cette ligne tendue qui me portait toujours plus à l’est, vers Kırıkkale. Une étape d’une quarantaine de kilomètres, semblable à celle de la veille. La route, monotone, presque industrielle, n’offrait guère de poésie… Mais c’est justement dans ce genre d’étapes qu’il arrive, parfois, un retournement inattendu.
La veille, en préparant mon arrivée, j’avais été surpris : aucune trace d’hébergement sur les applications habituelles, ni sur Google Maps, ni sur les plateformes classiques. Pourtant, Kırıkkale n’était pas un village reculé, c’était une ville d’une certaine importance. Je ne comprenais pas. Mais je m’étais dit qu’une fois sur place, le réel me répondrait.
En entrant dans la ville, je me suis naturellement dirigé vers le centre. Là, sous la lumière chaude de l’après-midi, trois anciens étaient assis à la terrasse d’un petit café. Je me suis approché, les ai salués, puis, via Google Traduction, je leur ai demandé s’il y avait une auberge. L’un d’eux m’a regardé, a souri, et m’a simplement dit : « Oui, viens. » J’ai été invité à m’asseoir, à boire un thé. C’est ainsi qu’un simple échange s’est transformé en moment d’hospitalité pure.
Nous avons parlé longuement. Ils voulaient tout savoir : d’où je venais, mon âge, ma route. Moi aussi, je voulais savoir qui ils étaient. Une temporalité autre s’est ouverte là, sur cette terrasse. J’ai repensé à une vieille leçon, apprise à Sousse il y a des années, lorsque j’avais interrompu trop brusquement un vieux monsieur de la médina dans sa façon de répondre. Ce jour-là, il s’était vexé et m’avait laissé sans réponse. Depuis, j’ai appris à écouter, à respecter le rythme de l’autre. À me rendre disponible à son tempo.
L’un des hommes m’a alors accompagné vers un petit bazar. Le propriétaire possédait un immeuble avec quelques chambres : une forme d’auberge invisible, sans présence numérique. Ici, on ne réserve pas en ligne. On demande. On attend. On fait confiance. C’est à l’ancienne.
Je me suis installé dans une chambre modeste, et là, une seconde surprise m’attendait : un rideau aux motifs réguliers, comme une grille souple, presque prête à recevoir une inscription. Alors, j’y ai inscrit, à la craie rouge, mon 131e passage de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. Chaque motif devenait une cellule d’écriture, un espace de mémoire. L’acte, simple, résonnait avec force dans cet endroit non répertorié, comme un passage clandestin qui devenait trace visible.
131e passage de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés inscrit en braille avec de la craie rouge sur les rideaux de la chambre 203 du Grand Doğan Otel à Kırıkkale en Turquie. Ici précisément : 39°50'24.9"N 33°30'24.5"E. Est écrit : «…d'un organisme ou d'u… ».
Sur le chemin ce jour-là, une image m’est restée : une forme sombre sur le trottoir, indéterminée au début, entre couverture abandonnée et chien endormi. En m’approchant, j’ai compris : c’était un chien mort. Un corps sans souffle. Il y avait quelque chose de bouleversant dans la manière dont l’œil perçoit — ou ne perçoit pas — l’absence de vie. Ce moment, fugace et silencieux, m’a saisi. Le réel, parfois, se tait dans une forme.
Ce soir-là, à Kırıkkale, je me suis senti accueilli. Par des inconnus, par une chambre, par un rideau. Et dans cette hospitalité impromptue, j’ai ressenti une énergie nouvelle. Je repartais le cœur allégé, prêt à marcher encore. La beauté était derrière moi. La beauté était devant moi. Et moi, je marchais.
RD