Ce matin du 2 juillet, en quittant ma chambre d’hôtel à Phères, je sentais que l'étape du jour ne serait pas comme les autres. C'était ma dernière nuit en Grèce. La 107e étape de mon périple depuis Paris devait me faire franchir une frontière non seulement géographique, mais aussi symbolique : l'entrée en Turquie, onzième et dernier pays de cette longue marche de 5232 km.
Franchissement du poste-frontière d'İpsala, Turquie. Samedi 2 juillet 2022, 12h29. Après l'absurdité du pont militarisé interdit aux piétons, l'entrée en territoire turc se fait par cette arche monumentale. La mise en scène est grandiloquente, presque théâtrale, et contraste fortement avec la sobriété du poste grec. C'est l'image de l'arrivée dans le onzième et dernier pays du projet Ex-tracés, un seuil autant architectural que politique.
La veille, une étape éprouvante de 42 kilomètres m'avait laissé peu d'énergie. Arrivé tard, pris par les rituels de fin de journée, je n'avais pas eu la force de chercher un lieu dans la ville pour y laisser ma trace. J'ai donc appliqué un principe que je me suis fixé : quand les contraintes sont trop fortes, j'exploite l'espace qui m'accueille. C'est ainsi que sur une petite cloison vitrée de la terrasse de ma chambre, j'ai inscrit au marqueur le 106e passage de la Convention de Genève. Non comme un acte de vandalisme, mais comme une customisation, un geste qui ne dénature pas l'objet mais y dépose une mémoire.
Après avoir quitté ce vieil hôtel aux airs des années 70, j'ai traversé le bourg de Phères, encore endormi. Devant moi s'ouvraient 25 à 26 kilomètres de route, avec un objectif clair : la frontière, située à une quinzaine de kilomètres. La France, l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie, la Slovénie, la Croatie, la Bosnie, le Monténégro, l'Albanie et la Grèce étaient désormais derrière moi. Devant, la Turquie, un pays que je n'allais pas seulement traverser, mais parcourir dans sa totalité, d'ouest en est, sur près de 1500 kilomètres.
Trace N°107 : Le Verre Brisé. À İpsala, pour le premier geste en Turquie, le matériau s'est imposé : des morceaux de verre trouvés dans une friche. Avec ces éclats, j'ai composé au sol le braille du 107e passage de la Convention de Genève, marquant de sa fragilité coupante la réalité de la frontière. L'inscription (40°54'47.6"N 26°22'39.0"E) cite le fragment suivant : « ...Sont (s'agissant d'une personne qui n'a pas de nationalité...) ».
En approchant du poste-frontière, le paysage se transforme. Des files de camions s'étirent à perte de vue, immobiles. Je me faufile, cherchant un passage pour piéton qui, manifestement, n'existe pas. Je passe sans encombre le contrôle grec. La frontière effective est un peu plus loin, matérialisée par une rivière, la Maritsa, qui sépare les deux pays. Et pour la franchir, il y a un pont.
C'est là que ma marche s'est heurtée à un mur invisible. En m'engageant sur le pont, un jeune militaire m'arrête. « Je suis désolé, mais les piétons ne peuvent pas passer », m'annonce-t-il. Stupéfaction. Le pont est militarisé. De part et d'autre, des guérites, des barbelés, des soldats grecs et turcs en armes, se faisant face dans une atmosphère de film de Guerre Froide. Le pont, ce symbole de liaison, devient ici une zone de rupture absolue, un espace où le corps marchant n'a pas sa place. J'ai beau expliquer avoir parcouru plus de 3300 km à pied à travers l'Europe, la consigne est formelle : personne ne traverse ce pont à pied.
L'absurdité de la situation est totale. Entre deux pays membres de l'OTAN, un pont de 100 mètres m'est interdit. Le jeune militaire, lui-même embarrassé par la situation, tente de trouver une solution, essayant de convaincre des camionneurs de me prendre à leur bord. En vain. Chacun craint d'embarquer un « passager clandestin ». Je prends alors l'initiative et interpelle les automobilistes. Après le refus d'un premier couple d'Allemands, un second couple, également allemand, accepte sans la moindre hésitation. Ils m'ouvrent leur portière avec un large sourire.
Pour la première fois de ce voyage, j'ai donc été contraint de monter dans un véhicule pour franchir une distance de 100 mètres exactement. Une rupture imposée dans le fil continu de mes pas, non par la géographie, mais par une règle humaine, une cicatrice politique et militaire tracée sur le territoire.
Une fois de l'autre côté, l'ambiance change radicalement. Le poste-frontière turc est empreint d'une pompe impressionnante : des bâtiments immenses, et surtout, des drapeaux rouges monumentaux qui claquent au vent avec une mise en scène grandiloquente. Au contrôle de police, mon arrivée à pied suscite l'étonnement. « Où est votre voiture ? », me demande l'agent. Quand je lui explique d'où je viens et où je vais – d'abord Istanbul, puis Mardin, à l'autre bout du pays –, l'incrédulité se lit sur son visage.
Arrivé dans la petite ville d'İpsala, ma destination du jour, ma quête rituelle reprend : trouver un lieu pour inscrire le 107e passage. Mon regard est attiré par une friche, un terrain vague situé à côté d'une mosquée. Le sol est jonché de débris, et notamment de morceaux de verre brisé. C'était une évidence. Jamais encore je n'avais utilisé le verre. Ici, dans ce lieu de passage, à l'orée de ce nouveau pays, avec une mosquée en arrière-plan dont l'architecture me rappelle les cénotaphes byzantins vus en Grèce, le verre m'est apparu comme le matériau juste. Fragile et tranchant, comme une frontière.
Dans l'ombre, j'ai donc assemblé des éclats de verre pour composer les chiffres « 107 ». Ce premier geste artistique en Turquie était posé, dans une friche, avec les rebuts du monde. Un nouveau chapitre s'ouvrait, celui de la traversée d'une civilisation-monde, héritière des empires byzantin et ottoman. Une parenthèse se fermait, une autre, immense, venait de s'ouvrir. Le chemin vers Mardin commençait véritablement ici.
RD