Quand j'ai débuté cette 88e étape d’Ex-tracés, le matin du 12 juin 2022, je savais que ce serait la dernière en Albanie, marquant une frontière symbolique et réelle. Mon trajet ce jour-là devait relier Korçë à Bilisht, une distance raisonnable de 33 kilomètres. Cependant, l'étape précédente avait été éprouvante : 55 kilomètres sous la pluie, en montagne, avec la menace constante de chiens errants particulièrement agressifs, un problème récurrent dans ce pays. Épuisé en arrivant à Korçë vers 20h, je n'avais eu ni le temps ni l'énergie de profiter pleinement du chaleureux accueil d'une guesthouse où l'hôte était d'une gentillesse remarquable.
Le matin suivant, bien reposé grâce à une nuit réparatrice, j’étais prêt à reprendre la route, conscient que cette journée me mènerait exactement à mi-chemin, à vol d’oiseau, entre mon atelier parisien et Mardin, ma destination finale en Turquie. Un point symbolique fort dans mon parcours de 5232 km.
En traversant ces derniers kilomètres albanais, je pensais beaucoup à mes chaussures, usées par les pistes rocheuses et difficiles parcourues depuis des centaines de kilomètres. Je savais que je devrais tenir encore une dizaine de jours, jusqu’à Thessalonique, pour en changer. Ces préoccupations matérielles, banales en apparence, sont pourtant centrales dans ce genre de performance, où chaque détail conditionne la réussite ou l’échec du projet.
Inscription en braille d'un extrait de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, réalisée avec des cailloux sur le sol albanais, à quelques pas seulement de la frontière grecque.
Vue sur le côté grec de la frontière, montrant l'inscription en braille réalisée côté albanais, symbolisant la fragilité et l'importance du passage frontalier.
Arrivé enfin à Bilisht, j'ai décidé de marquer symboliquement ce passage frontalier, fidèle à mon engagement artistique lié à la question migratoire. Près de l’hôtel Nipec, situé à quelques mètres seulement de la frontière albano-grecque, j’ai inscrit sur le sol, en braille et avec des cailloux, un extrait du 88e passage de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. À cet endroit précis (40°37'23.1"N 21°02'58.0"E), le texte disait : «…quel elle est demeurée de craint…», une phrase évoquant la vulnérabilité permanente de ceux qui fuient.
Face à moi se dressait la Grèce, dixième pays de mon périple. Je sentais monter en moi un mélange d’émotions : soulagement d’avoir franchi ces dures étapes albanaises, excitation de découvrir un nouveau territoire, et conscience aiguë de ce que représente chaque frontière pour ceux qui n'ont pas, comme moi, la possibilité de la franchir simplement en marchant.
RD
88e passage de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés inscrit en braille sur le sol avec des cailloux à la frontière albano-grecque (Vernik). Ici précisément : 40°37'23.1"N 21°02'58.0"E. Est écrit : «…quel elle est demeurée de craint… ».
À 6h07 du matin à Korçë, Marcel m'accueille chaleureusement pour un café, insistant pour trinquer au raki en signe d'amitié et de bienvenue sur le chemin.
Vers 10h, sur la route vers Bilisht, ce sympathique couple vendeur de cerises m'aide à localiser un cordonnier pour mes chaussures fatiguées, une aide précieuse malgré la fermeture du magasin ce jour-là.